Comment les sondages sont-ils fabriqués ?

Publié le par cap d'avenir 85

Un coup médiatique ? Sans doute. Une manipulation ? Rien ne le prouve. Reste une certitude : en donnant, dans Le Parisien du 6 mars, Marine Le Pen en tête des intentions de vote au premier tour de l'élection présidentielle de 2012 face à Nicolas Sarkozy et Martine Aubry, et en affirmant deux jours plus tard, après une nouvelle enquête, que la présidente du Front national arriverait en tête dans tous les cas de figure, l'institut Harris Interactive a jeté un gros pavé dans la mare. Et rouvert un débat dont l'enjeu est fondamentalement civique : celui de la fabrication des sondages d'opinion, de leur utilisation par les journalistes et les hommes politiques, et de leur degré de fiabilité.

Critiques A l'origine du débat, il y a d'abord un constat : celui de l'inflation sondagière. Selon la commission des sondages, 293 enquêtes ont été publiées à l'occasion de l'élection présidentielle de 2007. Elles étaient 111 en 1981, 153 en 1988, 157 en 1995, et 193 en 2002. Ce phénomène, qui vaut aussi pour les législatives (153 sondages en 2007 contre 63 en 2002), ne concerne ni les européennes ni les régionales, pour lesquelles le nombre d'enquêtes a même légèrement diminué dans la décennie 2000-2010.

Depuis qu'ils se sont imposés sur la scène politico-médiatique française, c'est-à-dire en 1965, date de la première élection présidentielle au suffrage universel direct, les sondages ont été régulièrement brocardés. Deux types d'arguments leur sont opposés.

Citant le titre d'un article publié par Pierre Bourdieu en 1973, certains expliquent ainsi que " l'opinion publique n'existe pas ". L'idée est que ceux que le sociologue appelait les " doxosophes " (ceux qui discourent sur l'opinion) considèrent comme une donnée ce qui n'est qu'un " artefact ", une construction. Ils font valoir que les sondés sont invités à prendre position sur des opinions qui leur sont soumises mais ne correspondent pas nécessairement aux questions qu'ils se posent.

L'autre critique vise l'impact des sondages. En 1972, dans Le Monde, l'académicien Maurice Druon dénonçait une " pollution de la démocratie " aboutissant à une " manipulation de l'opinion ". Le présupposé, ici, est que les sondages contribuent à faire l'élection.

Reste à savoir comment. Or sur ce point, les observateurs sont divisés. Les uns défendent la théorie du bandwagon, c'est-à-dire l'idée que les électeurs sont incités à se rallier aux présumés vainqueurs. Pour d'autres, c'est au contraire l'effet underdog qui prime, soit l'idée que les candidats donnés perdants bénéficient d'une dynamique qui peut les mener jusqu'à la victoire.

" Mises au point " et contrôles La prise en compte d'une partie de ces critiques a abouti, en 1977, à l'adoption d'une loi encadrant les sondages électoraux et leur publication. Convaincus de son obsolescence, deux sénateurs, Jean-Pierre Sueur (PS, Loiret) et Hugues Portelli (UMP, Val-d'Oise), plaident, depuis 2009, pour une révision du texte. Malgré l'opposition du gouvernement, leur proposition de loi a été adoptée à l'unanimité par le Sénat, le 14 février. Elle attend aujourd'hui d'être inscrite à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale. Et fait l'objet de discussions passionnées parmi les sondeurs et les politologues.

Le chapitre le moins contesté concerne le renforcement de la commission des sondages. Créée en 1977, elle a pour mission de contrôler les études publiées (soit moins de 10 % des enquêtes d'opinion réalisées, l'écrasante majorité étant confidentielle).

Au fil des années, les informations livrées par les instituts concernant la construction des échantillons, l'administration des questions et leurs méthodes de redressement se sont précisées. Parallèlement, le nombre de " mises au point " publiées par la commission a baissé. Il n'y en eut qu'une avant les présidentielles de 2002 et de 2007, contre 19 en 1981 (15 en 1988 et 3 en 1995).

Si personne, aujourd'hui, ne s'oppose à l'idée de donner plus de moyens financiers à la commission, un point de la proposition de loi fait l'objet de débat. Il concerne son élargissement à des politologues, des sociologues et des statisticiens. " L'idée est séduisante, mais risquée, observe Jérôme Sainte-Marie, de CSA. Que des magistrats, comme aujourd'hui, vérifient nos chiffres, parfait. Mais confier cette tâche à des spécialistes de l'opinion, c'est donner à la commission un pouvoir interprétatif qui n'est pas de son ressort. "

Beaucoup plus controversée, en revanche, est la condamnation par les sénateurs des " gratifications " - points de fidélité, chèques cadeaux - offertes à ceux qui acceptent de participer à des enquêtes sur Internet. " L'opinion n'est pas une marchandise ", explique Jean-Pierre Sueur.

Face à ce qu'ils qualifient volontiers de " posture idéologique ", les sondeurs sont vent debout. " Vu ce que nous offrons, l'idée que nos résultats seraient frelatés car achetés ne tient pas, plaide Jérôme Fourquet, de l'IFOP. Interdire les gratifications, c'est en revanche mettre un coup d'arrêt aux sondages en ligne. "

Ancien vice-président de la Sofres et directeur du Centre d'études et de connaissance sur l'opinion publique, Jérôme Jaffré confirme que " les gratifications permettent de fidéliser des panels d'internautes dont la stabilité est un gage de qualité ". Comprenant toutefois les réserves des sénateurs, il propose que l'on privilégie le principe de la loterie sur celui du cadeau systématique. " Avoir une chance de gagner quelque chose me paraît plus judicieux que d'être automatiquement récompensé à chaque réponse donnée ", dit-il.

Une telle solution, toutefois, ne résout pas le problème de fond posé par l'existence de ces fameux panels d'internautes. " La logique même d'un sondage suppose que l'on tire au sort : en n'interrogeant que des volontaires, on fausse le jeu ", remarque Loïc Blondiaux, professeur de science politique à l'université Paris-I.

La transparence prônée par les sénateurs, enfin, fait l'objet d'âpres débats. La seule avancée admise par la profession concerne l'obligation de mettre au jour tous les " maillons de la chaîne du sondage ", selon la formule de Jean-Pierre Sueur. " Le rapport de la Cour des comptes sur le système des sondages de l'Elysée - en 2009, l'institution pointait l'opacité et le caractère " exorbitant " de la convention signée avec Patrick Buisson, conseiller opinion de Nicolas Sarkozy - a révélé des choses inadmissibles. Il faut effectivement en savoir beaucoup plus sur qui commande, qui paie et quelles sont toutes les questions qui ont été posées ", explique Patrice Bergen, président de Syntec Etudes Marketing et Opinion, le syndicat français des professionnels des études.

" Polémiques à la chaîne " Contre la proposition de loi, qui veut rendre accessibles les marges d'erreur et les chiffres bruts des sondages électoraux, c'est-à-dire avant qu'ils ne soient " redressés " par les instituts, ces derniers sont unanimes. " C'est la meilleure façon de polluer le débat politique avec des polémiques à la chaîne sur nos systèmes de pondération ", s'emporte Jean-Marc Lech, le fondateur d'Ipsos, qui dénonce une " nouvelle tyrannie de la transparence ".

" Inévitablement, la publication des résultats bruts va faire débat, mais après un temps d'apprentissage douloureux, le profit démocratique sera réel car on comprendra enfin comment les sondeurs travaillent ", tempère Loïc Blondiaux.

Pour Jérôme Jaffré, en revanche, une solution acceptable serait de publier les résultats bruts une fois l'élection passée. Ce faisant, explique-t-il, " on éviterait les polémiques avant le scrutin tout en accédant à la demande d'une certaine transparence ". Et surtout, ajoute-t-il, " on verrait ainsi quels instituts ont le meilleur "terrain", c'est-à-dire ceux dont les résultats bruts sont les plus proches du résultat final ".

Thomas Wieder

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